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17 février 2012 5 17 /02 /février /2012 18:04

Hier les lauriers, la légion d'honneur prix spécial pour travailleur social. Aujourd'hui les oeufs, les tomates, la boue et l'amertume.

 

Je me souviens des exploits, des miracles, des instants de poésie, de ce que j'envoie valdinguer d'un coup de pied, de mes bras d'honneur à la fatalité, des virages pris à 150 à l'heure, des glissières de sécurité que je frôle, des lignes blanches que je suis tentée de prendre. Je me souviens à m'en saoûler du pouvoir que je m'octroie, toute puissante, le pied enfoncé sur l'accélérateur, à zigzaguer les poids lourds et les obstacles sur ma route.

Je file, indifférente aux corps sur lesquels je roule, au sang qui éclabousse mon pare-choc, aux victimes de ma traversée infernale, à la terreur que je sème, aux passagères que je largue en plein désert, par soucis d'économie d'essence.

J'ai une bombe sous mon capot, temps minuté prêt à me péter à la gueule. Mais je les embarque dans ce bus piégé, conductrice consciencieuse, arrêt tous les 2 KM, pour toutes ses passagères. Je les devine, ces femmes douces et pleines d'espoir, qui sauront me  cajôler ou me faire rire, aux ressources cachées, celles qui me valorisent, m'encouragent à aller au terme de notre course, qui flattent mon courage. Mais d'autres tergiversent devant la porte battante, hésitent à monter, préfère aller au snack de la nationale, se barrent en courant ou se cachent dans les fossés. Mais j'ai pas le temps d'écouter leur désirs, leurs envies et leurs hésitations.

Alors je vais les chercher, les tire par la manche, monte le ton en vain. Mais j'abandonne, prête à en sacrifier quelques-unes pour sauver les autres, prête à les laisser se dessécher au soleil. Et notre course folle reprend jusqu' à une aire de repos ombragée où les plus vaillantes et les plus décidées pourront se reposer et moi, dormir dans ma cahute d'un sommeil agité, au son du tic tac de l'horloge.

 

Je m'auto-congratule pour rentrer chez moi, repue et satisfaite des kilomètres quotidiens absorbés, portée par un sentiment d'utilité qui efface les échecs, nettoie le sang de mes mains, les négligences, l'absence de conscience professionnelle, la prise de conscience tout court.

Jour après jour, je taille la route, le regard vitreux, au bouton poussoir pour ouverture et fermeture des portes, au bruit lancinant du bus au démarrage, aux chocs sous mes roues et au bruit mou des corps. Je ne pense qu'à mes passagères, assises sagement derrière moi, leurs gamins sous le bras. J'ai déjà oublié le visage  sur lequel ma porte s'est refermé, presque soulagée de ne pas être en surchage pour ne pas ralentir ma vitesse moyenne.

Mais je le reverrais ce visage au tour suivant. J'éviterais soigneusement son regard, j'attendrais quelques minutes de plus, je lui dirais de façon pressante "Montes, mais montes bon sang!." Mais elle hésitera encore, quelques instants de trop et je ferais vrombir de nouveau le moteur pour être à l'heure sur l'horaire.

Dans le rétroviseur, je verrais son ombre s'éloigner mais qu'importe.

C'est sûr que je souhaiterai qu'elle monte au prochain tour, flattant ainsi ma course, mon courage et mon salaire.

C'est sûr que je serais tentée de griller son arrêt pour ne pas croiser son regard et l'avenir que j'y entrevoie. C'est sûr que je redouterais qu'elle monte car j'aurais déjà son sang invisible sur mes mains.

C'est sûr que je préfererais définitivement l'oublier et m'offrir une déviation à travers champs.

 

Car la négligente, la coupable ne sera pas cette fois la retardataire et l'insoumise mais la soumise que je suis, les pieds collés à un bus qui n'a rien d'humanitaire.

 

 

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