Il a été l' Exception.
Il a bousculé mes codes, devenant mon ami, à l'encontre de toute règle et de ma propre gène, témoin et actrice embarrassée d'une relation qui ne peut pas et ne doit pas éclore mais que je désirais ardemment.
A 57 ans, il avait encore cette allure nonchalante, moulée dans ses éternelles veste en cuir dont la peau s'est pâtinée en 30 ans et qui révèle toute la beauté du vêtement. Il était beau, mince, paraissant 40 ans à peine, la peau noire et tannée, le trait fort et la voix rauque, 30 ans d'héroïne régulière sans laisser de stigmates. Sosie de Samuel L. Jackson dans "jackie Brown", seule la coupe afro lui faisait défaut.
Il était éveillé à l'existence en permanence, sourire éternel et rire rocailleux, en simple spectateur d'un monde sur lequel il portait un regard aiguisé. La vie n'était que plaisir, la contrainte glissait mais n'accrochait jamais son esprit.
Il lui fallait un traitement, il lui fallait un numéro de sécu: on lui a donné une assistante sociale et il ne l'a jamais rendue.
Les premières fois, j'ai douté de son psychisme ou de sa bonne foi: son arrivée en France en 1969, son militantisme d'extrème gauche évoluant près d'Action Directe, de l'héroïne partagée avec ses potes du show bizz, de ses films tournés, de sa carte de résident confisqué en 1975 et plus rien depuis, de sa femme, de sa fille, de leur appart' dans les beaux quartiers.
Son éternel optimisme bousculait mes repères: 30 ans sans statut, ni sécurité sociale, sans ressources ni passeport, point d'identité, j'étais troublée, définitivement propulsée sur une autre planète.
Le chantier était immense, un défi administratif quand lui s'en foutait, résumant son détachement en une phrase éclairée "je n'ai jamais eu besoin, ma vie a toujours roulé sans toutes ces démarches." Mais il venait, jamais ponctuel mais demandant après moi et j'adoptais "le laisser-faire, laisser-aller", persuadée que ma volonté entamerait jour après jour son rapport à la réalité. Des heures à discuter quand rien n'avancait malgré ses engagements oraux successifs, sans voir un document officiel, de longues minutes à regarder ses photos jaunies et le reconnaître, en coupe afro et patt d'eph' et même veste en cuir. Par le plaisir passera la contrainte, me disais-je, luttant pour ne pas céder au découragement et lui laisser toujours notre espace, malgré l'enchainement du quotidien et de ses besoins.
Un an de palabres sous son soleil sénégalais avant qu'un nuage se pointe et nous permette de prendre la route.
Il a rafraichi l'atmosphère en évoquant le handicap de sa femme, hémiplégique après 2 AVC, reconnue AAH, avec une tendance alcoolique et leur fille, française par la mère, qui "s'est durci avec les deux fous de parents qu'elle a eu". Ce mince filet d'air est une invitation pour moi, dans la faille qu'il dévoile: point de papier et c'est l'équilibre précaire de la famille qui est en jeu; que feraient-elles alors sans lui?
Son visage s'assombrit d'une émotion grave qui obscurcit ses traits, un temps de lucidité transparente face à une réalité qu'il peinait à élaborer.
Dès lors, il ne viendrait plus les poches vides mais avec des sacs remplis de documents datant de 20 ans et peu à peu, nous recousons les fils de sa vie en France cassés depuis 3 décennies. Il fait jouer ses relations pour obtenir son acte de naissance et d'accompagnement en accompagnement, il obtient enfin son passeport qui atteste de son identité. Il le feuillette,fébrile et éberlué, durant les 30 minutes de transport, le tenant fièrement à la main et moi, paniquée qu' un voleur à la tire passe par là.
Il a obtenu le 1er sésame qui pouvait lui faire espérer le saint Graal: un titre de séjour.
Passons les détails de sa situation juridique mais il n'est plus éligible au plein droit: sa fille, française est majeure, il n'est pas marié ni pacsé, il n'apparait nulle part, ni dans les fichiers judiciaires, ni sur le bail du logement HLM qu'il partage savec sa compagne.
Autant dire, en ces temps de disette préfectorale, c'est pas gagné.
-"Depuis 1975? Et vous venez en 2005?! mais vous avez fait quoi pendant 30 ans?
-"je ne sais pas. je devais être ailleurs."
Regard éberlué de l'agent préfecture, ses yeux en aller-retour du passeport vers lui puis un sourire.
-"Mais les gens sont à peine descendus de l'avion qu'ils sont déjà ici ...alors 30 ans....jamais vu ça."
Elle s'éclipse, revient, prend les informations et déjà, j'entrevois les coups d'oeil de ses collègues et je jubile intérieurement car pour une fois, l'indifférence n'est pas de mise ce jour là, à la préfecture.
Elle confirme: il a quelques années de retard pour obtenir un titre mais bon...prouvez la vie conjuguale et on examinera. Voici la convocation, quand même et les papiers à apporter.
Et on repart, alignant les démarches à effectuer, les attestations sur l'honneur à obtenir, les attestations toutes courtes.
J'ai transpiré, lui pas beaucoup, à m'offrir des cafés entre deux accompagnements et une visite à leur domicile, adoré son chien avec ses habitudes d'être humain, admiré sa femme, ses gestes maladroits et sa bienveillance à lui, vieux brigand sorti d'un film de série Z et leur fille, dissimulant son ventre de grossesse pour ne pas heurter sa mère.
Dans le jargon, on a blindé, surblindé son dossier si mince, avec des bouts de ficelle obtenus à droite et à gauche.
Le jour dit, j'étais tremblante car porteuse de si peu d'arguments mais convaincue de la bonne foi de cette sorte d'énergumène qu'on ne rencontre qu'une fois. Il était relax quand je n'en pouvais plus d'attendre. Elle était là, aussi, appuyée de sa canne, 40 kg à peine, me narrant elle aussi ses copains si prospères naguères et déchus, aujourd'hui.
Il a obtenu son récepissé, sa carte et tout le tralala dans la foulée, à l'exception du RMI qu'il n'a jamais voulu.
On est allé manger des moules chez Leon de Bruxelle pour fêter ça et on est allé mangé ailleurs, bien après ça. On est allé au théâtre, au cinéma pour rencontrer ses amis du spectacle, bu d'innombrables cafés sur mes temps libres en me racontant son histoire, de son enfance à aujourd'hui, d'un parcours engagé dans la vie et hors la vie, d'anedoctes fabuleuses et livresques que j' ai voulu en faire un film. Je l'ai regardé déplorer les morts autour de lui année après année et s'étonner d'être encore là, lui qui avait tant griller ses artères.
Il est entré dans la réalité sans s'oublier ni m'oublier, éternel reconnaissant de "lui avoir rendu son existence".
Je suis entrée dans la sienne sans m'oublier ni l'oublier, bercée par sa poésie et son sens aigue de la vie.